27 avr. 2018

COLLODION HUMIDE

Parfois, il arrive tant d'histoires qu'on n'a pas le temps de tout raconter. Il faut trouver un équilibre entre jongler avec les mots et plonger toute sa tête dans la vie, sans la laisser filer à force de la dire au lieu de la vivre, même si je pense que dire, ça compte largement, comme chose à vivre. Parfois je laisse tout reposer, je me dis que les mots trouveront une place à un moment, les histoires trouveront des oreilles, je laisse les poèmes dans les tiroirs sans yeux pour les voir, en attendant que ce soit le bon moment, sans être sûre qu'il y en ait un. Je reprends mon souffle, c'est là qu'il arrive encore d'autres surprises, parfois des quantités de surprises, une pluie de surprise, ou même une surprise pile à la taille des mains pour la recevoir.

La fois que j'aimerais raconter maintenant, c'était ce moment du Mégaphone Tour, en Janvier, on entamait tout juste cette plongée ensemble, je ne savais pas encore à quel point ça allait être amusant épuisant et inspirant tout à la fois, je regardais encore GISÈLE PAPE et MASSY INC. comme des étrangers un peu zarbi et je me disais qu'ils devaient me trouver encore plus zarbi. J'étais arrivée là avec plus de fatigue que ce qu'un seul dos peut porter, et il me restait dix jours à faire comme ça avant de pouvoir trouver un semblant de nuit normale. J'avais posté les dernières retouches de la BD à mon éditrice juste avant de sauter dans le camion, et je me promenais la tête encore pleine de mes histoires de zombie, histoires qui me faisaient rigoler et frissonner tout à la fois, j'avais pris l'habitude de trainer seule dans ces drôles de souterrains imaginaires, et je sursautais encore vraiment dès que quelqu'un posait la main sur mon dos. Forcément, le passage de ça à douze jours en camion collés à cinq ou six tout le temps, ça m'a pris un petit temps d'adaptation.

Je ne savais pas encore que deux nuits plus tard, on tournerait un clip dans une piscine en hurlant une reprise en français des Pussycat Dolls , en se tordant de rire par terre, tels trois musiciens fous liés par un pacte invisible, avec leur crew indémontable de technicien.nes-accompagnateurices-régisheureux-camerawomanmen-organisateurices se transformant tels des power rangers en sautant d'un poste à l'autre, et qu'on allait passer douze jours à jouer partout, intervertissant les ordres de passages jusqu'à ce que les sets soient complètement mélangés les uns aux autres et qu'on s'invite partout. . Je savais pas tout ça, je savais juste que dans quelques heures c'était le premier concert de la tournée, que je venais de finir mes balances, et que j'avais été invitée par quelqu'un à faire des photos AU COLLODION HUMIDE.

Outre la poésie exubérante et aux consonances légèrement médicalodégueuflippantes de ce nom, ayant vu le talent du photographe et les résultats fabuleusement fantomatiques de cette technique antique de cowboy, j'avais dit un oui clignotant d'enthousiasme et c'est ainsi que je me retrouvais, quelques heures avant le concert, dans le laboratoire d'une maison fabriquée dans un DEMI HOTEL, avec des DEMI ESCALIERS, des chambres sortant de couloirs qui sortaient de placards qui sortaient de portes en trompe l'oeil, un bébé tout frais tout neuf accroché à sa mère souriante aperçue une demi seconde parce qu'on était pressés comme des petits citrons dans le métro,et à qui j'avais dit un bonjour fatigué-mais-enthousiaste et qui m'avait répondu un bonjour fatigué-mais-enthousiaste aussi, pour des raisons évidemment bien différentes.

Le photographe s'appelait Bonze, était sympa de ouf, et j'étais maintenant sur une chaise, essayant de ne pas bouger d'un cil pendant les quarante secondes d'immobilité que demandait la pose.
Je me souviens en réalité de tout le moment comme s'il était immobile, une parenthèse très calme, malgré le fait que les retards de la journée nous amenaient à avoir très peu de temps, et que c'est une technique qui demande de la lenteur, et de nombreux essais.

Un moment à parler, à décider d'une pose : j'avais choisi bien en face, le regard fixe, quarante secondes d'immobilité donc, puis j'avais pu regarder les gestes si étranges, si précis, pour développer la photo. Ce qui était merveilleux, m'expliquait Bonze, c'est la quantité de hasard qui intervenait dans le processus. Il fallait des gestes très précis, mais à chaque étape, un quart de demi seconde de plus ou de moins sous la lumière ou le produit pouvaient tout changer - faire qu'un oeil se révèle puis s'efface, qu'une zone se tache d'ombre.

Je me souviens d'une chambre noire qui était rouge, de vieux flacons, de plaques sur lesquelles on passe du produit, et que Bonze m'expliquait patiemment chaque geste, chaque technique. C'était une seule plaque, donc un seul essai à la fois. J'aimais comme la technique rendait tout organique, comme c'était un moment capturé, autant pour la personne prise en photo que pour celle qui la développait.

C'est comme ça qu'est apparue la première photo. Mon visage de face, encore un peu effrayée, fatiguée, on dirait un renard pris dans les flash, qui fait semblant d'être calme, qui va s'enfuir dans un instant.





J'avais un peu mieux compris le jeu, alors je pouvais mieux plonger maintenant, mais il ne restait presque pas de temps. on a quand même décidé de se risquer à en faire une deuxième.
Je me suis calée de dos, sur la chaise. Le regard qui venait surgir par dessus l'épaule.
pas le temps de réfléchir, l'appareil qui faisait des siennes, le temps qui se réduisait, mais à chaque péripétie on se disait, avançons, on verra bien.

Il y a ce moment magique où on voit l'image apparaitre. tout est déjà fait, on tient la plaque dans les mains et on voit lentement le résultat de tous les gestes, de ce mélange de précision et de hasard.

lentement, lentement, est apparue cette photo que j'adore -
le dos d'abord, puis on a distingué les cheveux
on se demandait si on aurait quelque chose comme un regard

et puis au dernier moment, l'oeil est apparu
et j'ai poussé des cris de joie
devant la photo qui me dessine comme une gravure ancienne
avec ce regard qui voudrait dévorer le monde,
qui voudrait se cacher et tout montrer en même temps

je suis repartie tellement reconnaissante,
arrivée juste à temps pour le concert du soir

et avec ce souvenir
où ma fierté était réapparue en même temps que l'image

merci
merci
merci
Bonze

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