20 juin 2017

Ta Parole Ton Silence


Samedi soir à Ta Parole

c'était mon dernier concert de l'année

sans doute parce que c'était le dernier
avec déjà ce goût de vacances, de sable qui appelle
de pulsions de brûler un cahier en chantant du Sheila
j'avais envie d'en faire un moment quand même un peu spécial

je savais qu'ensuite j'allais m'enfermer pour un mois avec un cahier à dessin
qu'après avoir parlé beaucoup pendant trois jours
j'allais parler de moins en moins
que je deviendrai quelqu'un qui ricane tout seul dans la rue
en pensant aux bêtises que font des personnages d'encre

j'avais deux concerts encore pas lavés de moi
dans les cernes douces de la veille et de l'avant veille
ce concert semi aquatique, à trois-coeurs-au-moins, au Triton
et puis le cabaret sur le thème du temps
on était beaucoup à y chanter
et je me souviens de moments éparpillés, des duos, des cheveux blancs à capella, le pichet de vin qui menaçait de se renverser sur la table branlante, du tambour
des petits rires surpris dans ma tête à chaque fois que JL criait "COMME NOTRE AMOUR" pour répondre aux derniers adjectifs des couplets du poète
un amour tour à tour chaud, adolescent, et mort d'une balle au poumon
moi j'étais obsédée par le poème à dérouler
je voulais danser sur le fil du condamné à mort
alors j'en profitais pour mettre au milieu des paréos, des coquillages et de la mer du nord
ces images de têtes qui roulent dans le son du panier et d'amants à qui on supplie
de venir , de venir
en s'arrachant la chair s'il le faut
en traversant les murs
histoires de crimes et de jeunes voleurs qui fument
le poème le plus cru et le plus gracieux que je connaisse
j'étais ravie d'avoir trouvé une fenêtre pour le lancer au travers
et je ne parvenais plus à penser à quoi que ce soit d'autre
je fixais la fenêtre en me rapprochant
en serrant le poème et la chanson dans mon poing
avec les quelques mots mélangés que j'avais saupoudrés par dessus
et je me demandais comment ça se passerait, ce larcin


alors après tout ça
comme j'avais un concert d'une heure qui approchait
et peut-être parce que je savais que j'allais me taire pendant un mois,
j'ai cherché ce que je pouvais faire pour me donner une petite décharge électrique
pour me rapprocher de la clôture dangereuse
pour l'empoigner à pleine mains

quand j'étais petite je pensais ça
que je préfèrerais ressentir quelque chose d'atroce que rien du tout
quand ma maison a brûlé j'ai pensé "eh bien il se passe quelque chose d'intéressant"
c'était une pensée bien tordue
qui n'a pas empêché de recevoir la frayeur quand même
avec l'odeur du brûlé bouchant les pores
mais
je comprends ce côté coup-de-pied-dans-la-fourmilière
pauvres fourmis
pauvre pied
piqué par quatre vint six bouches minuscules défendant leur territoire écroulé

je parle de fourmis, de paréos
pour raconter ce drôle de moment samedi, où, à cause de ce goût pour l'électricité
j'ai mélangé mes chansons avec tout ce que j'avais sous la main
d'autres chansons qui m'obsédaient, histoires d'amour et d'allumettes éteintes - pour le moment
de suppliques aveugles, d'escaliers qu'on monte avec les pensées qui descendent, d'hallucinations apparues à chaque marche

je me sentais fatiguée si je prenais les chemins déjà connus
et enthousiaste, effrayée et intriguée, si j'essayais quelque chose de nouveau
et puis j'avais le sang, le lait, la tête lourde et l'amour salé de la veille
encore sur le bout de la langue

alors j'ai passé toute la journée dans les loges à vérifier que mes mélanges pouvaient fonctionner
à refaire mes dosages
je me cachais dans les coins avec ma guitare dans les bras
je cherchais les deux dernières phrases d'une espèce de poème chelou en anglais
elles sont arrivées
juste à temps
c'était
it takes all the hands that i have
to pray you're on the other side
slowly letting the rising tide on your ankles
ça me prend toutes les mains que j'ai
de prier pour que tu sois de l'autre côté
en train de laisser la marée montante venir sur tes chevilles
ça m'a rendue contente cette histoire de bouteilles vides envoyées parce qu'on n'a plus de mains pour écrire les messages
alors je suis descendue et j'ai respiré un grand coup
au premier rang il y avait des copines lumineuses
des inconnus tranquilles
et deux mecs qui parlaient fort, peut-être un peu arrachés
pendant mes balances l'un d'entre eux avait flashé sur ma guitare
et m'avait montré un picking que je ne connaissais pas
mais je l'avais vu aussi danser et hurler des références à Patrick Sebastien il y a peu
je me demandais vaguement inquiète si ça ficherait ma concentration par dessus bord
mais pendant le concert il a chanté superfort les refrains de MILLE BOUCHES
et ça ne pouvait rien déranger parce qu'il s'était mis dans mon équipe
et quand je suis partie, après le rappel
après la traversée des chansons connues, les détours par les rapides, les petits rochers que j'avais rajoutés pour agrandir le paysage et pour me garder réveillée
comme j'avais dit que j'aurais aimé chanter longtemps longtemps,
depuis les coulisses je l'ai entendu crier: RESTE CHANTER ! RESTE CHANTER ENCORE SUPER LONGTEMPS ! et je me suis dit que j'allais définitivement raconter ce moment,  en oubliant de préciser que juste après il avait crié UNE TRACE DE SPEED ET C'EST PARTI POUR TOUTE LA NUIT !

ensuite
je suis allée voir la tête du monde de dehors
il faisait grand soleil
j'ai vendu tout ce que j'avais dans les poches et dessiné sur tout aussi
des petits personnages nus qui se promenaient dans mon livret en stylobic
les crèpes s'empilaient
les bières dégoulinaient
je buvais du jus de gingembre en pensant à l'interview du soir et au travail des jours à venir
mes copines rigolaient d'ivresse, inventaient de nouvelles manières de se dire bonjour
et essuyaient la mayonnaise sur les joues des voisins
un monsieur du public m'a offert son livre de poèmes
j'avais l'impression de parler à tout le monde
de passer de bras en bras
deux petites filles sont venues me voir, elles avaient des numéros de téléphone écrits sur les poignets
maintenant je pense que c'était au cas où elles se perdaient
mais ce jour là je ne pensais rien et je leur montrais mes bras écrits jusqu'aux épaules
en répondant à leurs questions
au bout d'un moment je me suis reculée pour pouvoir reconnaitre quelle peau était la mienne
et pour me souvenir que mes limites m'appartenaient
j'ai croisé une autre petite fille que je connais très bien
elle m'a fait un grand sourire des yeux
et s'est baissée pour m'attraper un petit caillou
alors on s'est donné des cailloux comme ça pendant un petit bout de temps
ça suffisait
pour se construire un beau moment

le soir en rentrant dans le taxi
avec les copines pompettes à l'arrière
le chauffeur a raconté cette histoire
je lui demandais comment ça allait, les courses de minuit et celles de trois heures du matin
il a dit qu'à trois heures du matin c'était difficile de savoir l'adresse des gens
j'ai demandé pourquoi,
et il a répondu
parce qu'ils s'asseoient
ivres-morts
sur la banquette arrière
et malgré toutes les insistances
quand je leur demande où il vont,
ils répondent
"chez moi"

quand même je suis rentrée si agitée de tous ces mots dits et entendus
que je n'arrivais pas à m'arrêter de parler ni de bouger
que pendant quelques heures je sursautais à chaque question, à chaque
fois que quelqu'un s'approchait de trop près
et que trop près ça devenait de plus en plus loin
je sentais la fatigue me prendre et me secouer dans tous les sens
je retrouvais cette envie de donner des coups de pied partout
cette incapacité à laisser le calme venir
la peur du silence comme parfois dans les premiers instants de la nuit
la panique, l'impression submergeante de solitude
chaque fois que les mots partent
l'envie d'accrocher n'importe quelle peau
comme un radeau
je me débattais

mais maintenant deux jours ont passé
l'encre a commencé à recouvrir mes bras et mes joues
je ne parle plus
sauf à la même personne de la même boutique des "Gourmandises d'Asie" visitée pour les deux pauses de la journée
une le midi , une au goûter
j'arrive avec ma petite couronne de fleurs
et le silence apprivoisé à mon bras
je prends toujours la même chose

je ne sais pas quoi dire sur le silence
d'autres le font tellement mieux

je passe les journées à dessiner en imitant toutes les expressions de mes personnages
dans un monde sans mot
chaque fois qu'il y en a un qui apparait je trouve que c'est mon préféré
je leur mets des bijoux pour lesquels j'invente des histoires
des tatouages volés aux gens que j'aime et d'autres inventés exprès
ils ont les yeux qui tombent et des choses secrètes dans leurs tiroirs
ils transportent des certificats de décès de leur propre corps
et pourtant je rigole énormément à dessiner tout ça

et maintenant que j'ai fait la descente
en rafting
depuis cet ancien endroit de parole
je me souviens
de la paille, de la joie qui circulait
de la bière rousse au goût de pamplemousse
des crieuses publiques qui criaient joyeusement tous les mots qu'on voulait bien leur donner
des rencontres et des retrouvailles dans les loges
tous ces instruments et tous ces gens qui les amenaient à la vie
quel cadeau quand même
merci le festival Ta Parole
merci de cette chance là
d'avoir été mélangée à ces trois jours, à tous ces gens
d'avoir vu ces concerts
et d'avoir pu déverser tout mon petit tonneau de mots au milieu
quel beau nom pour un lieu de festival
La Parole Errante
oui
merci

c'est bien
merci
comme dernier mot
avant de descendre
depuis ma bouche
jusqu'à mon crayon
lac d'encre
clin d'oeil en papier
et
enfin


silence

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