20 mai 2017

CARTE POSTALE : Le Troisième jour


Cher Paris,

cette troisième carte postale, je te l'envoie en trichant complètement,
C'est à dire que comme je suis déjà rentrée,
j'essaye de brouiller le cachet de la poste, celui avec le code postal et une probable représentation de la tour eiffel, en lui collant une grosse éponge à vaisselle par dessus
afin qu'à la réception il paraisse impossible de déterminer l'endroit d'où cette carte postale imaginaire a été envoyée
ou, du moins, afin qu'elle paraisse venir d'une ville floue et inconnue, où la tour eiffel est penchée, les champs de Mars étalés par dessus le Pantheon, une ville trouble, prise dans un brouillard épais et baveux, comme les oeufs brouillés de ce samedi matin.

je te l'écris donc, cette troisième carte postale, en rétropédalant mentalement, pour trouver l'élastique du troisième jour , et l'étirer pour me glisser doucement dedans,
alors j'ai à nouveau les pieds dans la piscine
et je peux te raconter

que ce troisième jour je devais faire un dernier concert, dans une maison
à peine arrivée j'ai dit bonjour et fait quelques pas dans ce nouvel espace
mais aussitôt j'ai vu le ukulélé
je l'ai pris contre moi
il faisait si chaud que c'était naturel et facile
et a commencé une promenade de 24h avec ce petit instrument dans les bras
je l'emmenais partout dans la chambre dans la piscine dans le jardin dans le salon
je ne savais pas jouer mais lui oui
je me souviens qu'il faisait beau puis nuages puis pluie puis beau
et que mon ukulélé volé dans les bras je regardais par les fenêtres

c'est comme ça sans doute qu'elle est née
cette petite chanson sur les météos changeantes
ou plutôt les zones où il fait un temps indéterminable
la chanson dit "rainbow zone", "half sunny and one third a storm"
ça veut dire, à moitié soleil et un tiers une tempête
et le reste on en a aucune idée,
c'est mon temps intérieur la plupart du temps
mes sentiments ne savent plus comment s'habiller
mais suite à cette chanson ils ont appris à s'en foutre un peu
et ils paradent tranquillement dans leurs moonboots et leur mini robe panthère avec un petit chapeau en plastique
ils se font des tutus en point d'interrogation et des nippies en point d'exclamation
ils mettent des paillettes par dessus tout ça
et vogue la barque du c'est beaucoup moins galère

ah je peux te dire que j'ai été gâtée dans cette maison du troisième jour
déjà parce qu'on m'a laissé voler cet instrument à environ quatorze secondes de mon arrivée
et devenir une obsédée météorologique
qui se croyait à Hawai parce qu'il faisait plus de douze degrés
bravo les gens du pas de calais hein

mais aussi gâtée c'est sûr, par les habitants de la maison et par le hasard :

il faut savoir que mon régime alimentaire spécifique
c'est végétarienne avec tolérance aux huitres
à cause d'un retard de train de deux nuits
et du fait que je préfère les babyfoot sur le port à l'ennui dans les gares
mais c'est une autre histoire
en tout cas,
c'est une histoire qui fait que de temps en temps
quand on m'en apporte
malgré mon idée de la mort et du plaisir
je mange des huitres avec gourmandise et en disant excusez-moi madame

ce jour là c'est ce qui s'est passé
et en mangeant mes huitres je me souvenais
de la toute première fois où j'en avais mangé, enfant
je m'appliquais à boire dans la coquille sans trop me renverser d'eau de mer sur les jambes,
et il s'était passé cette chose
que dans la première huitre
j'avais trouvé une perle
un petit trésor minuscule qui un jour m'a roulé des mains
pourquoi ça me revenait soudain en mangeant des huitres dans cette maison de Bordeaux
en sentant soudain sous ma langue une dureté familière
en souriant doucement en retirant la perle de ma bouche
je pensais aux dérangements, aux intrus qui deviennent précieux
ça me plaisait beaucoup
j'avais envie de décider que c'était ma dernière huitre
évidemment plus tard dans la nuit j'ai rompu cette semi-décision
il faut dire qu'on venait de m'informer que les huitres se mariaient très bien avec le whisky tourbé
et qu'il y en avait justement, par un hasard fou, un fameux sur la table
je suis une invitée polie.

L'après midi aussi j'ai visité les frissons de la piscine, pour me faire des souvenirs
une fois que ce qui se rapprocherait le plus d'une piscine serait l'évier de la salle de bain
alors juste pour te donner le baromètre du niveau d'accueil,
figure toi qu'à peine j'avais trempé deux orteils
qu'on m'a apporté des cerises du jardin
ça devenait n'importe quoi au niveau bonheur
me disai-je en rentrant dans l'eau fraiche, le bol de cerises tenu haut
et poussant des petits cris aigus à mesure que l'eau fraiche montait sur mon ventre

le soir j'ai chanté
on avait prévu des micros mais j'ai tout poussé
encore cette histoire de météo, de coups de vents à suivre
parfois pour être juste il faut en faire des galipettes
je cherchais le bon courant
j'improvisais des détours
en me demandant si je retomberai par miracle sur mes pattes
comme un chat qui aurait senti le whisky tourbé d'un peu près

pourtant j'ai attendu la fin du concert pour le apprendre son gout de terre, après la joie de Pablo réclamée pour la première fois, le gâteau à l'orange, et les petits personnages tous nus qui continuaient d'envahir le livret de mon album, en guise de dédicace.
entre deux j'avais aussi joué ma petite chanson météoro-pas-hyper-logique en rappel
d'habitude quand je finis une chanson je vais voir dans le salon si il y a quelqu'un pour l'essayer,
alors trouvant cette fois un micro et 50 paires d'oreilles attentives
forcément c'était tentant

je me demandais en chantant mes histoires d'imperméables enfilés et d'impatience désapprise
si tout le monde se sentait comme ça
si on ne fait pas tous semblant de savoir la météo de notre tête
prétendant un orage alors qu'on sent bien arriver le printemps
ou niant l'existence des fabuleuses giboulées
je pensais à ça, à mes précipitations
à ce mélange de calme et de clarté retrouvée, que j'apprenais moitié à rebours
qui était à la fois un désenchantement et une respiration plus grande
souvent l'impression que la vérité c'est comme ça
et je sentais en saluant, les roses presque fanées 
que j'avais mises dans mes cheveux
leur mélange d'odeur de printemps et de macération dans l'eau, l'odeur des choses qui passent
je la sentais chaque fois que je bougeais

juste avant de partir de Paris
c'est vrai, je m'étais demandé comment on s'occupait des roses 
parce qu'on m'en avait laissé une
je ne savais pas quoi en penser et la fleur non plus visiblement
elle oscillait entre s'évanouir et rester droite
ce n'était pas un cadeau, c'était comme un hasard
un happening
une fleur oubliée et bienvenue à la fois
je me méfiais c'est vrai des prolongements et des fleurs
mais je voulais en prendre soin quand même
alors j'ai regardé et trouvé
qu'on pouvait planter les roses coupées
à condition de leur couper la tête.

Tous les forums obscurs de grand-nimporte-quoi du jardinage étaient formels :
si tu plantes une rose à laquelle tu as coupé la tête
dans une pomme de terre
puis dans la terre
avec un peu de soin
tu peux faire rejaillir un rosier.

alors en retournant me cacher après la dernière chanson,
en retrouvant le reste du bouquet, et mes souvenirs,

je me demandais
si je plantais ça
avec l'état joyeux et indéterminé qui était le mien
si ce qui pousserait
ce serait une roseraie
ou une patate.

à bientôt Paris
je finis ma carte postale et je me retrouve instantanément téléportée dans toi
j'en profite pour envoyer d'ici un merci non-brouillé à l'éponge
à Bordeaux-Chanson pour l'orga, aux spectateurs curieux, et à Marie et Tony, qui m'ont accueillie, nourrie et choyée, huitrée et cerisée, et whiskytourbée par dessus, et surtout, surtout, qui m'ont laissée, avec une patience infinie, bouger les meubles et les habitudes de leur maison, et me promener pieds nus partout avec le ukulélé volé à la main, parlant par petits hocquets, absolument obsédée par ce nouvel instrument et les boucles de cette petite chanson qui naissait. Pour cet accueil, pour cette générosité, pour cette patience avec mes trottinements en zigzag, merci, merci, merci.

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