20 avr. 2017

Merci, Sénas


Cher Théâtre de l'Eden de Sénas,

excuse moi, je t'écris avec un peu de retard
souvent dire merci ça arrive comme spontanément, comme tout de suite
mais parfois comme d'autres mots qu'on aimerait dire ça reste un peu coincé, un peu bloqué, un peu en travers de la gorge

parfois il y a tellement de choses en travers de la gorge, des mots qu'on ne sait pas comment dire, qu'on ne peut plus parler du tout.
Parfois aussi, on dit n'importe quoi d'autre, trop de mots, pour combler une espèce de silence, quand on n'est pas encore prêts à entendre ce que le silence a à nous dire.

c'est fou, que cette chose simple soit si compliquée à apprendre, écouter le silence.

Si je te dis ça c'est parce que depuis un jour ou deux je ne parle plus beaucoup
il y a quelqu'un que j'aime beaucoup qui est parti
on peut pas dire disparu parce qu'elle a tellement donné de choses qu'elle est absolument partout, je veux dire, dans la vie et dans le coeur des gens, des musiciens oui, mais aussi dans les chansons, dans les souvenirs, dans les routes, dans les débuts d'histoires d'amour, dans les poèmes et les ivresses échangées, enfin, partout, tu vois bien.
Au début j'ai parlé beaucoup et puis maintenant je ne parviens plus bien à écrire ou à dire quoi que ce soit. Je me lève le matin, j'allume une bougie, et je passe la journée à ranger ma maison, à me demander ce que je peux bien avoir dans la tête, à finir mes chansons de volcans et de cambriolages, et je passe et repasse devant la bougie, chaque fois comme une petite prière inventée et muette, qui n'a pas besoin de se dire. J'ai mis mon dessin du géant qui pleure des spaghettis au dessus sur le mur, je sais qu'il est venu parce que ce jour là j'étais si triste et qu'en allant retrouver le lieu qu'elle avait mis debout, on nous a servi des pâtes et parce qu'on a rigolé et pleuré en même temps et que j'ai trouvé que c'était la chose la plus belle et réconfortante du monde. Ce mélange là de moment bancal et triste et ensemble lui aussi il m'a appris beaucoup sans rien dire et je l'oublierai pas c'est sûr.

Enfin, cher Théâtre de l'Eden, je savais en passant devant ma bougie ces jours ci, en allant de la harpe au montage à l'ordinateur, que j'avais ce merci dans la gorge pour toi, ce merci simplement un peu étouffé par tout ce qui se passait autour, devant, ce qui était venu depuis, puisque c'est en rentrant de toi que j'ai reçu ce message si triste et que soudain le quai du métro est devenu ultra-flou.

C'est donc encore un peu flou, et j'en suis bien désolée, mais je me souviens de ton accueil joyeux, je me souviens du soleil que j'avais comme emmené dans ma capuche depuis le printival, des fleurs autour des portes et pendant du plafond, de cette loge où je buvais mon citron chaud comme une petite mémé en short en cuir. Je défaisais mes plans parce que tu avais bougé les tiens mais ça m'allait bien, puisqu'en ce moment j'apprenais à marcher en acceptant les tremblements de peau et de terre, puisque savoir cette danse m'était devenue une leçon non seulement de grâce mais aussi de survie.
Je me souviens d'avoir voulu faire cette entrée spectrale la guitare dans les bras, mais il faut croire qu'en guise de fantôme je serais plutôt un fantôme catastrophique, un fantôme rigolant sous sa cape blanche, un fantôme qui se trompe de mur à traverser et d'oreilles dans lesquelles chanter hou-hou, un fantôme qui se prend les pieds dans son drap, c'est dans une chanson de Brassens, je crois, cette chose merveilleuse et drôle. Je suis rentrée sur scène à peu près comme ça.

je me souviens que Greg Fontaine, avec qui je partageais le plateau, présentait la première version d'un nouveau spectacle, je me souviens des tapis sur la scène, et je me souviens qu'il m'a demandé, alors que je cherchais quels détours j'allais emprunter pour ce soir, en mettant dans ma petite marmite de sorcière la taille et la couleur de la salle, en mesurant l'espace entre mes émotions, en posant la main sur les arbres et les murs pour voir où c'était rempli et où il y avait de l'espace, en cherchant avec la baguette de sourcier de mes yeux où était l'eau, je me souviens que Greg me voyait rentrer de cette petite danse incompréhensible, en grommelant et en marmonnant et en gribouillant des indications sur un papier froissé, et qu'il m'a demandé si ce soir je jouais Le Partisan, et j'ai dit, oh, je ne sais pas, j'aimerais beaucoup mais ce soir je ne crois pas que dans mon concert il y aura la place de dire ça, et je regardais mes indications et mes ratures, je ne crois pas que ce soir ça peut venir là dedans tu sais. Mais il me disait, moi, tu sais, j'aime vraiment cette chanson, et alors j'ai compris que j'avais été si distraite, par les détours et par le soleil, que je n'avais pas pensé à lui proposer ça, bien-sûr, de mettre cette chanson ensemble et à la fin du sien, de concert, alors au lieu d'aller manger avant le spectacle on s'est enfermé dans la loge sous les fleurs en plastiques et on a cherché quelle version du Partisan sonnait bien ensemble. Je me souviens que pendant que je lui montrais ma version je regardais revenir tous les échos des gens qui l'avaient chantée avec moi, j'entendais leurs voix différentes, on a rajouté le couplet écrit par Buridane et celui proposé par Chouf, celui des trois voix devenues une, et celui du vent qui souffle entre des tombes sans nom. Alors oui à la fin des deux concerts on a tout débranché, on s'est assis sur les marches et on a chanté cette longue version, et on était deux mais dans ma tête il y avait le cortège de tous ceux qui l'avaient chantée avec moi, cette chanson, les voix du public de Pézénas la veille sur la scène, les voix de Rodrigue, de Chouf, de Buridane, de Nesles, de Clément Bertrand, les yeux de Rebecca à nouvel an quand je disais au revoir à 2016 avec cette chanson, la patience de Clément derrière sa console quand je choisissais toujours cette chanson pour les balances parce qu'elle venait par petits hocquets, comme ça, en essayant le micro et la scène, que j'attrapais un mot par ci par là, des couplets qui venaient se loger dedans, pour dire à la fois les choses anciennes et nouvelles de la violence et de la douceur et du courage.

Bref, cher Théâtre de l'Eden, c'est un merci bien flou que je te donne. Merci de m'avoir accueillie, d'avoir espéré et fait naître ce moment, d'avoir patiemment tissé un cocon de lumière avec moi, merci Tibô d'avoir dessiné comme toujours un son si fluide, si facile, qu'on peut nager dedans sans peur, merci les oreilles étonnées ou assoiffées du public, ceux qui ne savaient pas ce que faisait là cette drôle de personne aux cheveux bleus, et ceux qui avaient fait des kilomètres pour venir écouter mes chansons et repartir avec les premiers albums serrés contre eux. Merci, merci, de ça.
Je savais que c'était la fin d'un cycle ce soir là, je ne pouvais pas savoir à quel point. Je dormais confiante dans le train qui me ramenait vers Paris, je me laissais bercer par tous les souvenirs passés et par les espoirs aussi qui m'avaient été offerts, je les plantais dans la terre de ma vie parce que c'est ce qu'il faut faire avec les espoirs, ne pas trop les embêter, les abreuver, aller voir mais doucement, attendre, arroser, chanter oui doucement pour eux.

Et puis je garde avec moi ce moment drôle et presque émouvant, cette entrée spectrale de fantôme qui se cogne dans les murs, qui a mis son drap-housse à l'envers. Evidemment que mon cable s'est pris dans le premier projecteur rencontré, malgré mes "mais non voyons ça n'arrivera pas"et mes essais effrontés en balance, hop hop hop, d'un bout à l'autre de la scène, "tu vois bien que ça s'emmêle pas", est-ce que le projecteur avait bougé, ou est-ce que c'était seulement cette évidence que je ne peux pas m'empêcher d'emmêler mes fils par tout ce qui ressemble à de la lumière, ce qui ferait que dans le catalogue des fantômes je serais plutôt rangée dans la catégorie papillon de nuit, un fantôme papillon, oui, qui entre quelque part parce que la lumière est encore allumée, qui s'asseoit doucement sur le bord du lit, et qui oublie ce qu'il est venu dire parce qu'il y avait un livre ouvert sur la table de chevet.

Bien-sûr qu'en écrivant ça je pense à la bougie qu'il y a juste derrière moi, et à cette présence à sabots et à petit sourire, cette présence de bienveillance débordante, qui a amené ensemble cette drôle de famille, la plus belle, la plus tordue, la plus joyeuse, la plus colorée, la plus bancale, la plus fragile, la plus merveilleuse, la plus secrète famille, de musiciens et de publics qui aimaient ce lieu jaune, cet endroit qui n'existe pas, ce lien entre le monde réel et le monde imaginaire, ce cocon qui a servi de refuge, de maison, de passage secret, de haut parleur, et de chrysalide, qui a vu naitre tellement d'amours et d'ivresses et de chansons.

Tu vois, cher Théâtre de l'Eden, c'est peut-être à cause de ton nom de Paradis, mais c'est pour ça, j'ai du attendre un peu pour dire merci, parce que avant j'avais un merci immense à dire à Noëlle qui est partie et qui ne verra pas mon premier album mais qui l'a tellement encouragé, à qui il faut bien dire au revoir, mais vraiment, c'est comme ça, je n'ai que Merci à la bouche. C'est devenu un mot qui l'entoure et qui l'éclaire, comme la petite bougie qui brûle tranquillement juste derrière moi,

et c'est donc revenue à Paris, mais encore bien floue, avec les yeux qui dégoulinent tout le temps, que je t'adresse, cher Théâtre de l'Eden ce merci mélangé, vivant et désolé, aussi entortillé que le projecteur autour duquel mon jack s'est enroulé, ce qui a fait que j'ai fait une entrée spectrale en éclatant de rire au bout de deux secondes et demie, avant de courir au micro comme d'habitude dire bonsoir, essayer de deviner les visages et les yeux dans l'ombre, et puis plonger.
Tu sais, cher Théâtre de l'Eden, c'est comme ça, parfois on croit s'avancer et puis quelque chose s'entortille et nous arrête, voilà. C'est ce temps là que j'ai pris et que je continue de prendre, au milieu duquel je t'écris, pleine de l'amour et du au-revoir à quelqu'un d'autre, et excuse moi si sans le vouloir les fils de la soirée avec toi se sont entortillés autour du phare bien triste surgi le lendemain.

Alors voilà, merci, cher Théâtre de l'Eden, cher Sénas. Bien tard. Bien flouement. Bien tristement. Bien drôle de fantôme-papillon entortillé-ment. Merci.


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