15 oct. 2016

Planches Courbes


La plupart du temps nous partageons des choses étranges, belles, ou joyeuses
mais ce serait complètement déséquilibré de dire que ce monde existe sans choses lourdes, ou inquiétantes, ou mystérieuses
et si on n'en parle pas, on peut créer l'illusion que c'est presque anormal de les rencontrer
on ne sait plus si on peut les regarder
si on a le droit
si c'est indécent
comme si la mort était plus impudique que l'amour
mais elle est aussi intime oui au moins
et aussi partagée.
Cette nuit,
j'avais infiniment besoin de fêtes et de musiques
mais au lieu de ça je suis allée dans un lieu calme
dans un atelier qui sentait bon le métal et les matières prises à pleine fatigue
et où je ne connaissais presque personne
j'y allais parce que Laure Colomer avait fait une sculpture
et que je me souvenais qu'elle m'en avait parlé avec des mots justes
il y a de longues semaines maintenant
c'est comme ça que je me suis retrouvée, après 15 minutes de marches sous une pluie torrentielle
ruisselante dans mon manteau en laine
dans cet atelier de Montreuil
à essorer mes cheveux et à rôder autour des sculptures
la sienne était un hommage
un cadeau
un cadeau pour la Mort d'Yves Bonnefoy, le poète
les mots peuvent sauver et on ne le sait pas beaucoup
sa sculpture ressemblait à une branche
ou à un bois de cerf
ou à cet animal fantomatique que j'avais cru voir dans la ville
et qui me mangeait dans la bouche
elle était en cire
en cire avec des mèches
quand je suis venue il y en avait une ou deux allumées
les gouttes qui tombaient lentement dans l'eau
qui formaient une petite voix lactée personnelle
un peu plus tard Laure m'a raconté l'histoire de la sculpture
une histoire de deuil, de mots, de magie
une histoire recollée et transformée
une histoire d'amour et de tristesse
à travers laquelle les mots flottent
et puis elle m'a proposé d'allumer une des mèches
j'ai demandé si elle connaissait un poème d'Yves Bonnefoy
pas par coeur mais elle m'a raconté
la mort de sa femme et les poèmes sur les petites choses
et sur la pierre, les poèmes sur les pierres qui contenaient les morts
alors j'ai chanté ma chanson de la Terre d'Oubli
et j'ai allumé la mèche sur la branche
et j'ai regardé longtemps la cire tomber
tout le travail de Laure est comme un moment présent infiniment juste
comme une chose massive et incroyable
et aussi très simple et très familière
Planches Courbes, la sculpture dont je viens de vous parler
est encore à Montreuil jusque dimanche soir
à l'atelier du Soleil Rouge
après
et bien après, je crois que tout aura fondu.
Demain, moi je file chanter pour Lamine
le capitaine du groupe Minuit 6 Heures
qui est mort il y a quelques jours
et qui chantait la mer inlassablement
il me manque et je vais chanter pour lui et pour sa mort
et je ne peux pas expliquer pourquoi je le connaissais à peine et pourquoi il me manque si fort
C'est à cause de cette magie terrible de la mort
qui ne laisse aucun choix et ne donne aucune explication.
Cette nuit j'avais vraiment besoin de musique et de fête
mais je suis allée voir cette sculpture qui fondait doucement
et j'ai reçu ce poème d'Yves Bonnefoy
que je vous donne à mon tour
"Je m'éveillai, c'était la maison natale
L'écume s'abattait sur le rocher,
Pas un oiseau, le vent seul à ouvrir et fermer la vague,
L'odeur de l'horizon de toutes parts,
Cendre, comme si les collines crachaient un feu
Qui ailleurs consumait un univers.
Je passai dans la véranda, la table était mise,
L'eau frappait les pieds de la table, le buffet.
Il fallait qu'elle entrât pourtant, la sans-visage
que je savais qui secouait la porte
Du couloir, du côté de l'escalier sombre, mais en vain
Si haute était déjà l'eau dans la salle
Je tournais la poignée, qui résistait,
J'entendais presque les rumeurs de l'autre rive,
Ces rires des enfants dans l'herbe haute,
Ces jeux des autres,
à jamais les autres,
dans leur joie. "


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