Je suis rentrée tard. On m'attendait.
Je
sortais de ma valise les trésors de la semaine, et je les posais sur
mon bureau, sous la petite houppe de fleurs éclatée de couleurs,
emportée du dernier concert. Ma tête vrombissait de souvenirs entassés
en cinq jours dans cinq villes différentes, salles de concerts, fêtes adorables, errances dans Paris,
une nuit de retrouvailles, jusqu'au squat où il y avait ce spectacle
qui l'air de rien vous remettait le monde à l'endroit en plongeant avec
courage dans l'ombre de son envers.
A mesure que je sortais les
objets de mon sac, revenaient des bouffées d'images, concerts, ou moments surgis de mon drôle de jeu d'anniversaire, fête d'enfant, à la fois douce et exaltante, comme pastel et fluo à la fois, repas en bonbons, pêche aux canards,
faux tatouages et karaoké, ou soirée adolescente, décors et atmosphères
ressurgis du passé, et moi je remplissais mes poumons de
ces habitudes ensablées, repères presque ridicules mais qui me sont si
importants, en reprenant illico le langage surexcité, l'émerveillement,
l'urgence et la paresse de l'époque, avant de rentrer sur la pointe des
pieds, comme une adolescente buissonnière, chez mes parents qui, grippés
jusqu'aux orteils et se mouchant entre deux chamailleries de vieux
amoureux, m'avaient préparé, comme quand j'étais petite, une chasse à la lune et un
dessin à quatre mains. En vidant ma valise, ébahie de reconnaissance pour tous ces paysages reçus, je les revoyais
tout grippés, ma mère se trainant jusqu'à la cuisine pour me cuisiner un
goûter à la vanille, les yeux fiévreux, mon père m'accompagnant à la
gare, "mais nous fais pas de bisous parce que tu vas l'attraper".
Je
sortais objet après objet, faux tatouages, restes de repas en bonbons,
livre d'estampes, robe à fleurs de la friperie, carnet de dessin en 3D, autocollants
phosphorescents, foulard en wax, ça n'en finissait plus, cette valise n'avait plus de
fond. J'avais un peu le vertige devant toute cette joie accumulée, toute
arrosée d'amour, de cadeaux, reçus comme dans une danse ou une fièvre. Alors
que je regardais ahurie ce tas de trésors disparates, mon ami, surgissant par
dessus mon épaule, m'annonce, rigolard et se régalant à l'avance, qu'il y a
devant la maison une immense benne à ordures remplie de livres. Une
benne à ordures. Remplie. De Livres.
Je ne me demandais plus
jusqu'où mes yeux pouvaient s'agrandir, j'ai plongé avec lui sans
attendre, dégringolant les escaliers. Il était minuit et demie. On a
escaladé la benne, on s'est assis sur des piles de livres, les triant
l'un après l'autre, se racontant des morceaux d'histoires, sortant des
caisses et des caisses de livres pour les ramener à la maison, ou les
disséminer en cadeaux. La ville autour continuait de distribuer ses
promeneurs ivres, inattentifs, et ainsi nous avions l'impression d'être
invisibles, à la fois enfants avides de la prochaine page, ayant obtenu
un sursis de veille, et cambrioleurs en pleine lumière. Les murs de
livres changeaient de place et de forme, menaçaient de s'écrouler, nous
dégoulinaient peu à peu en gouttes lourdes de papiers sur les pieds,
étourdis par la fatigue et l'avidité de la chasse aux trésors.
Nous
en sommes sortis, à reculons, à trois heures du matin, se trainant l'un
l'autre pour se forcer à sortir, trouvant encore dans cette lutte des
trésors incroyables, vieux livres de contes, jolies éditions de livres
déjà lus, livres toujours voulus mais jamais achetés, livres d'enfants
criards ou aux aquarelles étonnantes, livres inconnus aux dessins
flamboyants, parmi les Harlequins vaseux et les bds douteuses, parfois
embarqués quand même pour les collages ou pour le plaisir de mettre le
nez dedans. La benne nous montait plus haut que la tête, et assis à son
sommet nous étions deux alpinistes, sauvant les vestiges d'une
civilisation perdue, ou des plongeurs ramenant des trésors engloutis,
remontant à la surface à regret, juste avant de manquer d'air.
Il
y a donc ce matin, sur mon bureau, une espèce d'avalanche de choses,
chacune, si on la secoue, réveillant d'un petit grelot un souvenir. Et au
milieu de l'appartement, bouchant le passage, cette montagne de mots et d'images, ces dix ou douze caisses remplies, triées, qui
vomissent des trouvailles élégantes, enfantines ou ahurissantes: l'
énorme et magnifique livre ancien qui contient l'oeuvre complète de
Chateaubriant, toute la bibliothèque verte et rose, le livre pour
reconnaitre les traces d'animaux, la vieille édition du Cid, ce livre
de Marguerite Duras que je n'avais jamais lu... Mais sur la place en face
de la maison, c'est comme si rien n'avait existé: la benne a disparu.
Tous
les copains dormaient, et mes messages d'alertes ne sont arrivés à destination
que ce matin, mon ami est reparti, et je ne serai pas bien sûre,
devant cette place propre et ces promeneurs indifférents, de n'avoir pas
inventé tout ça, si ce n'étaient les poches alourdies de mon manteau de
nuit remontées parader ce matin sous mes yeux, et ce drôle de petit
sourire en coin, d'enfant que je n'ai jamais cessé d'être, qui cachait
des livres sous son oreiller en faisant semblant de dormir, qui
n'entendait plus rien, qui en avait fait un refuge, un royaume, un pays,
oui, et qui se retrouvait maintenant à la tête d'une armée de livres en
batailles, sauvés des eaux, ébahie devant cette mer, cette mer de pages
à lire.
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